L’Europe, mal-aimée des médias ? épisode 4

Jon Henley est un journaliste britannique qui a quitté son Angleterre natale en 1987 pour couvrir l’actualité européenne sur le terrain. Après être passé par Amsterdam et Helsinki, Jon s’est finalement établi à Paris en tant que correspondant Europe du Guardian. Contrairement aux tabloids, le quotidien The Guardian est l’un des seuls journaux britanniques à ne pas être eurosceptique, allant jusqu’à publier son engagement de continuer à traiter l’actualité européenne en mars dernier. En tant que spécialiste de l’actualité européenne et intervenant dans les médias français, nous écoutons aujourd’hui l’opinion de Jon Henley. 

Si nous tenions à vous inviter dans cette série d’entretiens c’est que nous avons remarqué l’engagement du Guardian à couvrir plus d’actualité européenne que vous avez relayé il y a un mois. Cela recoupe parfaitement notre sujet puisque nous avons réalisé un sondage il y a quelques temps qui a révélé qu’une majorité des français se sentait mal informée sur l’Europe et qu’une encore plus grande majorité souhaitait en savoir plus que l’actualité de l’UE. Êtes-vous surpris d’entendre un tel résultat ?

Jon Henley : Non, cela ne me surprend pas, il se passe exactement la même chose en Grande Bretagne. Prenez le Brexit, que j’ai couvert depuis le début. Cela a révélé beaucoup de choses mais surtout une ignorance abyssale sur l’UE, sur son fonctionnement et son action chez la plupart des citoyens britanniques et je n’ai pas de raison de douter que ce soit différent dans les autres pays.

D’où cela vient-il d’après vous ?

Cela vient principalement du fait que les médias des pays membres ont toujours eu tendance à couvrir l’actualité européenne mais seulement au prisme de leurs intérêts nationaux. C’est le cas d’ailleurs pour beaucoup de pays, c’est tout à fait compréhensible mais ça n’en reste pas moins un problème.

Il y a donc un vrai travail de vulgarisation pédagogique pour les médias à faire sur l’Europe, tout simplement comment ça fonctionne réellement. Je comprends bien que ça soit difficile. Beaucoup de choses se passant en Europe tombent dans la catégorie d’actu « boring but important », donc « ennuyant mais important ». Les médias ont toujours eu du mal à traiter ce genre d’infos. Pour que cela soit traité il faut qu’il y ait un angle d’attaque intéressant, il faut que le sujet parle aux gens à un niveau émotionnel. Les médias doivent effectivement prendre en compte ce qui va être bien reçu par les lecteurs mais il va falloir trouver une solution.

Vous évoquez un manque de vulgarisation de la part des médias, comme un chaînon manquant mais force est d’admettre que ce chaînon est bien présent pour d’autres sujets. Les élections européennes sont généralement beaucoup moins couvertes que les élections nationales de pays en dehors de l’Europe.

Il est vrai que la couverture médiatique est inégale dans certains cas. Mais il faut prendre en compte le fait que les médias ont toujours cette habitude de traiter les élections en termes de personnages, de candidats, de personnalités en mettant en scène une course. On le voit partout dans le monde : on parle rarement des enjeux, des politiques, c’est une course entre les profils. C’est déjà le cas pour des élections normales alors imaginez pour les élections européennes qui n’a pas d’élection directe pour la Commission et dont les résultats sont beaucoup moins immédiats et plus subtils à saisir. Bruxelles reste pour beaucoup de personnes, donc pour les médias, un sujet assez opaque, assez distant sans implication tangibles. A l’opposé, la pertinence des élections en Grande Bretagne et aux États-Unis apparaît beaucoup plus vite.

Vous mettez donc ça sur la personnification de la vie politique ?

Oui bien sûr, avec toutefois une nuance nécessaire : cela dépend des médias : les journaux sérieux tels que le Financial Times ou Le Monde, traitent des enjeux mais si l’on regarde la télévision et d’autres journaux plus populaires, là c’est la personnalité qui l’emporte.

Vous évoquez différents types de journaux, donc de publics. Pensez-vous qu’un intérêt pour l’Europe soit le propre d’une catégorie socio-professionnelle ?

Tout à fait, même si je ne pense pas que ça devrait être le cas. Tout d’abord définissons ce qu’est un intérêt pour l’Europe. J’ai échangé longuement avec un sondeur il y a peu, qui expliquait qu’il y a un enthousiasme pour l’Europe en France et en Grande Bretagne parmi ceux qui en profitent concrètement : les jeunes cadres qui apprécient la possibilité de travailler partout sur le continent grâce à la liberté de circulation et les étudiants Erasmus, cette classe socio-professionnelle comprend très bien les intérêts de l’Europe. En revanche, ceux qui n’ont jamais bougé, qui ont un travail qui ne les autorisera jamais à profiter de ces possibilités-là voient beaucoup moins l’intérêt et montrent en conséquence moins d’enthousiasme pour le projet européen.

C’est compréhensible, mais comment démocratiser un intérêt dans les sphères de la population qui ressentent moins les bénéfices de l’Europe ?

C’est une très bonne question. C’est en partie la responsabilité des médias mais c’est d’abord une question d’éducation. L’Europe est une chose qu’on devrait commencer à enseigner et intégrer dans beaucoup de cours à partir de l’école primaire. Il faut absolument que les citoyens européens comprennent mieux l’Europe, quelle influence elle a dans leurs vies, où est le pouvoir, qui décide réellement, quelles sont les enjeux d’une bonne coopération européenne. Tout cela devrait être enseigné dès le plus jeune, au lieu de ça, on réalise qu’au niveau du lycée, l’Europe est confinée à une question d’histoire, de géographie, ce n’est pas suffisant pour un sujet qui devrait imprégner la vie des citoyens européens.

Si je dis que c’est un travail pour les médias c’est qu’on s’est rendu compte dans les médias britanniques pro-européens (the Guardian, Financial Times, The Independent) pendant la campagne du Brexit qu’on avait pas du tout fait ce travail depuis au moins 20 ans. Nous avons laissé s’installer en Grande Bretagne une sorte d’euroscepticisme ambiant et on avait permis aux médias et aux politiques eurosceptiques d’exercer leur influence sur les électeurs. Le résultat est double : il y a d’abord une profonde mécompréhension de la place qu’occupe la Grand Bretagne dans le monde au 21e siècle et puis la deuxième chose qui est passée dans le public c’est ce mythe selon lequel l’UE est une sorte de complot de 27 pays contre un, orchestré depuis la méchante Bruxelles qui décide et nous dicte sa loi.

Si j’ai un jour le temps, j’aimerais creuser ce sujet : comment un pays qui, il y a un peine un siècle dominait le monde entier, s’est convaincu en quelques décennies qu’il vivait sous une dictature continentale ?

Les experts académiques s’accordent à attribuer une partie de ce sentiment aux « euromythes », ces mensonges sur l’UE véhiculés par les tabloïds et initiés par l’actuel Premier Ministre Boris Johnson lorsqu’il était encore correspondant à Bruxelles.

Tout à fait, il a fortement contribué à la création de ces euromythes, il les a beaucoup poussés mais c’est malheureusement quelque chose qui existait déjà. Il a pu renforcer ces mythes puisqu’il y avait déjà, au sein d’une certaine population en Grande Bretagne, la conviction que l’UE est une sorte de super-état cherchant à nous priver de nos libertés.

Une terre fertile à l’euroscepticisme donc ?

Absolument oui. Il y a de très bonnes raisons culturelles et historiques. Même si aujourd’hui je me considère comme journaliste pro-européen travaillant pour un journal pro-européen, c’est une conception nouvelle pour moi. Mes collègues et moi du Guardian n’avions jusqu’ici pas ressenti que c’était le rôle des médias de se revendiquer pro-européen, d’être des militants pour l’Europe. Nous avons toujours dit être pro-européens mais sans vraiment décrire les avantages de l’UE. Nous étions « passivement pro-européen » si vous préférez.

Surtout que jusqu’à 2016 vous ne pensiez pas que vous aviez besoin de le dire, besoin de l’afficher.

Exactement, nous ne pensions pas du tout que l’euroscepticisme avait tant d’ampleur. Nous ne pensions pas que la parole de Nigel Farage se répandrait ainsi, nous ne le prenions pas au sérieux jusqu’à 2016 où les électeurs nous ont montré le contraire.

Une étude produite par l’institut Jean Jaurès a émis quelques suggestions pour contrer ce problème en France, notamment en proposant de dédier une partie des Questions aux Gouvernement aux sujets européens comme c’est déjà le cas dans d’autres pays comme la Finlande. Cela obligerait les journalistes déjà présents pour couvrir la politique intérieure à couvrir les questions et donc les réponses du gouvernement sur les sujets européens. Qu’en pensez-vous ?

C’est une très bonne idée. Malheureusement ça n’en garantit rien mais cela pousserait les journalistes à plus couvrir les questions européennes. Le danger avec cette approche est que les journalistes continuent de traiter l’actu européenne à travers les sujets français. Un autre risque que comporte cette idée est que les députés eurosceptiques (RN et LFI) puissent saisir cette séance pour faire avancer leur propagande anti-européenne. Mais cette initiative a tout de même le mérite de créer un débat sur l’Europe.

Une deuxième initiative concerne la réforme de l’audiovisuel à l’approche. Comme vous le savez sûrement, les services audiovisuels publiques revoient leur cahier des charges et l’idée avancée serait d’ajouter un quota pour les sujets européen comme il en existe déjà pour des sujets sous-traités comme l’Outre-Mer par exemple.

Encore une bonne idée mais encore une fois cela ne garantit rien. Je vois déjà les rédacteurs en chef considérer le sujet européen comme une corvée, sans véritable intérêt journalistique. Cet intérêt journalistique vient de vrais sujets et vient surtout d’une véritable compréhension. C’est l’élément crucial pour que les initiatives que vous proposez ne tombent pas dans le vide.

Il manque donc une sensibilisation ?

Tout à fait, il faut une sensibilisation à grande échelle qui devrait commencer dès l’école primaire selon moi. Je prends l’exemple d’un reportage que j’ai effectué en Finlande l’année passée sur la manière dont le pays s’organise dans la lutte contre la désinformation. Plusieurs pays organisent déjà quelques cours sur le sujet mais la Finlande a choisi de lui accorder une place importante dans le remaniement de son curriculum en 2016/17. La lutte contre les fake news a été intégrée dans toutes les matières, imaginez cela : dès les cours de mathématiques en primaire, les enseignants vont montrer à quel point c’est facile de truquer des statistiques, les subtilités de langage et les techniques de propagande sont présentées en cours de finlandais, les classes d’art sensibilisent les élèves aux messages qui peuvent se cacher derrière certaines images, derrière certains cadrages ou descriptions. Cette question est fondamentale et les sondages leurs donnent raison : les jeunes finlandais sont les mieux préparés au monde face à la désinformation. C’est ce genre d’approche qui ferait la différence au niveau européen.

 

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