L’Europe, mal-aimée des médias ? – Episode 2

Nora Hamadi est journaliste spécialisée dans les sujets européens. Ses émissions successives « Europe Hebdo », « Drôle d’Europe » et « Vox Pop », font figure de solitaires dans le paysage médiatique français. Elle revient sur les résultats du sondage Viavoice commandé par le Mouvement Européen – France, les Jeunes Européens – France, la Fédération Française des Maisons de l’Europe et les Européens Sans Frontières, qui montre qu’une majorité de français se déclare mal informée sur l’Europe et une plus grande majorité souhaiterait être d’avantage renseigné sur l’actualité de l’UE.

Etes-vous surprise d’entendre que l’Europe est la mal-aimée des médias français ?

Nora Hamadi : Non, je ne suis pas surprise du tout. Je le constate depuis que je travaille sur les questions européennes, donc depuis une quinzaine d’années maintenant. Des sujets comme le Coronavirus poussent habituellement les médias à analyser la situation dans les pays voisins mais sans avoir le réflexe d’avoir une dimension européenne à la question.

Malheureusement, nos journalistes ne sont pas assez formés sur la question et les rédactions sont frileuses partant du principe que l’Europe n’intéresse personne. De fait, ça n’aide pas à avoir un véritable traitement correct de ces questions. Je constate également que le traitement de l’actualité européenne est bien meilleure chez nos voisins allemands ou anglais. Que l’on soit d’accord ou pas avec leur traitement, force est d’admettre qu’ils la traitent plus.

Vous évoquez le fait que les rédactions écartent l’actualité européenne de manière volontaire, est-ce parce que le sujet est trop complexe ou parce qu’il n’y a pas de demande de la part des lecteurs ?

Certains nous disent qu’il n’y a pas de demande de la part des lecteurs ou des auditeurs mais c’est faux, mon émission dépasse facilement les 500 000 téléspectateurs chaque semaine. Les Français sont intéressés par ce qu’il se passe en Italie ou par ce que font les Slovaques. De plus, les Français sont largement capables de se saisir des enjeux et de comprendre des problématiques extrêmement complexes sur des sujets comme la crise grecque ou les pesticides. Le problème vient aussi du fait que l’on a encore du mal à rendre le sujet attrayant, de faire de la pédagogie et c’est comme ça qu’on se retrouve dans les rédactions avec des directions qui estiment que l’Europe n’intéresse personne. Il y a également le paramètre du temps : dans un temps où la presse est en crise, vous devez produire de plus en plus vite et de plus en plus avec moins de temps, vous allez donc au plus facile.

Vous n’êtes pas la première à avancer que l’Europe n’est pas assez « séduisante » pour les rédactions mais quid des élections américaines ? C’est un système institutionnel assez complexe et qui fait pourtant notre actualité. On constate que l’effort est fait pour expliquer ce que sont les grands électeurs, les collèges ou encore la représentation proportionnelles des Etats.

C’est vrai et je le déplore. Le Brexit comporte des concepts également compliqués, le speaker, la chambres des communes, c’est obscure mais les rédactions arrivent à le transmettre. Il en va de même pour la couverture de l’actualité parlementaire française. C’est un sujet très complexe et pourtant il existe des personnes dans les rédactions dont le rôle est de rendre l’information intelligible pour le grand public qui n’a pas de formation parlementaire. Les enjeux et conséquences de la programmation de loi finance de la Sécurité sociale seront expliqués, des illustrations seront produites et le tout sera publié dans de grands journaux, aux heures de grande écoute. Malheureusement, tout ça ne se met pas en place quand vient l’heure de décrypter l’activité parlementaire européenne.

Malgré ce chaînon manquant qui décrypte l’information, l’actualité européenne « brute » intéresse tout de même une portion de la population française, pensez-vous que ça soit le propre d’une catégorie socio-professionnelle ?

Absolument. J’y vois cependant une responsabilité partagée, les médias partagent la faute avec les politiques français et européens. Les journalistes ne couvrent certes pas assez le sujet par peur que ça soit trop complexe mais il y a également un déficit de volonté gouvernementale de faire de la communication, d’engager une pédagogie dans cette direction. En remontant à la source du problème, il faut aussi constater que l’Union Européenne n’a jamais été bonne en communication non plus. Des termes comme le « semestre européen » ou sa multitude d’acronymes ne facilitent pas la tâche aux médias français. Les moyens techniques sont eux aussi à revoir, comment faire lorsqu’une seule personne gère tous les dossiers concernant l’Europe dans une rédaction ? C’est ingérable.

L’étude de Théo Verdier, vice-président du Mouvement Européen – France, publiée par la fondation Jean Jaurès, montre que l’absence du sujet européen à l’Assemblée nationale est une cause majeure du manque de traitement médiatique. Pour y remédier, il propose de dédier une partie des questions au gouvernement aux sujets européens, qu’en pensez-vous ?

Pourquoi pas mais je crains que vous n’obtiendrez rien de plus. J’ai travaillé en chaîne d’info, je sais comment ça se passe : passé les questions centrées sur la France, les régies vont couper au milieu des QAG. Alors je salue les amendements déposés par Aurore Berger qui inscriraient un traitement de l’info européenne dans le contrat des chaînes mais l’enjeu est maintenant d’avoir des spécialistes dans les rédactions. Des gens qui peuvent décrypter le sujet et qui iraient chercher des réponses dans des sphères de pouvoir différentes. Intégrer l’Europe dans l’actualité ça implique une formation et un accompagnement.

Aurore Berger a effectivement avancé des amendements dans ce sens. Pensez-vous que ça fasse changer la synergie dans les rédactions ?

Cela nécessitera du temps et de la formation pour comprendre ces questions. À mes débuts, j’ai mis près d’un an à pleinement maîtriser les mécanismes, les enjeux économiques, les schémas de décision de la crise grecque. L’avantage de l’Europe c’est que les sources sont nombreuses mais il faut l’expliquer aux écoles de journalisme. Toutes les questions sont abordables au prisme de l’Europe, que ce soit la coronavirus ou autre, sauf qu’on n’a pas créé de mécanisme d’habitude.

Il y a donc un problème au niveau scolaire, dans les écoles de journalisme par exemple ?

Tout à fait, les journalistes sont la courroie de distribution de l’information, il faut donc qu’ils en aient les moyens techniques et éducatifs pour ainsi décrypter un contenu souvent inintelligible. Je salue l’IPJ dans leur démarche d’organiser un voyage à Bruxelles en 1e année mais avec une presse en crise, les écoles n’ont pas toujours les moyens d’accomplir de tels projets.

Au-delà des écoles de journalisme, il faut aussi des formations au long cours dans les rédactions, des rencontres, des séminaires organisés. Quand vous faites venir des journalistes de médias et de pays différents dans le cadre d’un séminaire organisé par la Commission, ça change déjà un peu la donne. Rencontrer des top leaders de l’UE, échanger sur des questions ça leur ouvre les horizons. Malheureusement ça n’arrive pas assez souvent, les top leaders doivent se déplacer dans les Etats-membres. Après tout, l’Europe n’est pas qu’à Bruxelles, elle est partout, elle devrait être entendue de Paris à Athènes. Toutes les rédactions n’ont pas les moyens d’ouvrir un bureau à Bruxelles, il faut que l’UE se décentralise, qu’elle sorte de la salle de presse bruxelloise et qu’elle intervienne sur nos plateaux TV et dans nos journaux. Sinon c’est laisser la parole aux europhobes sans aucune personne en face pour leur répondre.

 

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