Fervent défenseur de l’Europe, Yves Bertoncini, Président du Mouvement européen-France, tient à rappeler dans une tribune au « Monde » les vertus de l’ordo-libéralisme européen qui constitue même le socle de l’autonomie stratégique de chacun des 27 pays membres de l’UE.
La crise du COVID-19 a utilement conduit à suspendre l’application de certaines règles fondamentales de l’UE en matière de déficit public, de contrôle des aides d’Etat et de libre circulation, afin de permettre à ses Etats-membres de mieux faire face à l’urgence. Alors que cette crise génère un débat bienvenu sur le renforcement de l’autonomie stratégique de la France et de l’Europe, qui appelle d’autres évolutions, il est essentiel de souligner l’intérêt pour les pays de l’UE de respecter ces règles communautaires en temps normal – car c’est aussi grâce à son ordo-libéralisme que « l’Europe protège ».
La suspension de l’application des engagements nationaux en termes de déficit et de dettes publics – comme en 2008-2009 – ne fait que confirmer que l’appartenance à la zone euro laisse une large autonomie budgétaire et politique à ses Etats-membres.
Appartenir à la zone euro n’empêche par exemple en rien la France d’avoir porté son niveau de dépenses publiques à plus de 55% de son PIB en 2019, contre 47% en moyenne pour les 19 pays membres. Les limites de 3% du PIB de déficit et de 60% du PIB de dette convenues lors du Traité de Maastricht ne sont en rien des « dogmes » : notre pays n’a en effet affiché un déficit inférieur ou égal à 3% de son PIB que 7 fois en 20 ans et sa dette va allégrement dépasser les 115% de sa richesse nationale en 2020… La Finlande utilise elle aussi pleinement son autonomie budgétaire en affichant un niveau de dépenses publiques comparable à la France, mais elle n’a jamais enregistré un déficit supérieur à 3% de son PIB au cours des 20 dernières années.
Non seulement l’incapacité persistante de la France à ajuster ses dépenses et ses recettes l’a conduit à faire des économies de « bouts de chandelles », dont la nocivité en matière hospitalière et sanitaire est récemment apparue en pleine lumière. Non seulement elle ne semble pas avoir permis de régler les grands défis économiques et sociaux qu’affronte notre pays ; mais elle limite aujourd’hui nos capacités financières à l’heure de la reconstruction post coronavirus au regard de celles dont disposent nombre de pays de l’UE. L’Allemagne va ainsi émettre 430 milliards d’euros de dette en 2020, contre 180 pour l’Italie, qui dépend donc largement du « plan de relance européen » en préparation pour relever les énormes défis économiques, sociaux et budgétaires liés à la crise en cours… Peut-être ce constat pourrait-il nous conduire à méditer sur l’utilité des limites européennes en termes de comptes publics ?
La Commission a rapidement indiqué que les Etats membres de l’UE pourraient massivement soutenir leurs entreprises pendant la crise actuelle et que le contrôle européen des aides d’Etat serait beaucoup plus flexible qu’en temps normal – comme ce fut le cas en 2008-2009 lors du renflouement des banques.
Voilà l’occasion de rappeler que les aides d’Etats ne sont nullement interdites par les traités européens, mais seulement encadrées, et que la France octroie en moyenne chaque année une quinzaine de milliards d’euros à des entreprises au titre de ces aides, notamment dans le secteur ferroviaire. Cet encadrement européen a pour objectif d’éviter qu’une concurrence inéquitable ne s’établisse entre des entreprises qui seraient fortement soutenues par leurs autorités publiques et leurs concurrentes des pays voisins. Il a aussi pour but d’éviter que des entreprises non performantes soient artificiellement soutenues et que les finances publiques n’en portent le poids, au final assumé sous formes d’impôts, de taxes ou de déficits.
La crise du COVID-19 incite à s’aviser que le contrôle européen des aides d’Etats protège aussi les pays moins riches de ceux qui le sont davantage. Il suffit en effet de constater avec la Commission que l’Allemagne a déboursé la moitié des 1900 milliards d’Euros d’aides publiques qui lui ont été notifiées entre mi-mars et mi-mai 2020, c’est-à-dire autant à elle seule que les 26 autres Etats-membres…. Si une telle « concurrence non libre et faussée » était appelée à perdurer, elle menacerait les pays dont les Etats ont moins de ressources à consacrer à leurs entreprises, dont la France – tout en mettant en cause leur autonomie stratégique…
La crise du COVID 19 a enfin conduit à ébranler l’espace de libre circulation envisagé dès le Traité de Rome et facilité par l’accord de Schengen. La plupart des Etats-membres a invoqué les « clauses de sauvegarde » prévues par le « Code Schengen » et rétabli des contrôles systématiques à leurs frontières : ces dernières ont ainsi constitué une « barrière » parmi d’autres face au virus, fut-elle moins efficace que nos gestes, la « distanciation sociale » et les masques…
Elle aussi temporaire, cette autonomie accordée aux pays de l’UE a rapidement démontré par l’absurde combien la libre circulation des produits, services et personnes était essentielle d’un point de vue stratégique. Il a en effet fallu rapidement aménager des voies de passage spécifiques pour les médecins intervenant dans les pays voisins, les patients qui y étaient transférés, les livraisons des produits médicaux indispensables pour lutter contre la pandémie (notamment les respirateurs et les masques) ou encore les travailleurs frontaliers (plus de 350 000 dans notre pays).
Le secteur agro-alimentaire est en passe de fournir un autre exemple de l’utilité de l’espace de libre circulation européen pour notre autonomie stratégique. Le cycle des saisons n’étant pas sujet au ralentissement-confinement, il est de fait indispensable de continuer à recruter une main d’œuvre européenne pour les récoltes printanières et estivales de fruits et légumes. Malgré le lancement dans notre pays d’une opération de mobilisation générale (« Des bras pour ton assiette ») auprès des Français disponibles et volontaires (chômeurs, étudiants, etc.), il s’avère en effet vital pour les producteurs concernés de recourir comme de coutume aux services de travailleurs saisonniers non Français, provenant notamment d’Espagne et d’Europe centrale, voire au-delà.
La limitation des déficits excessifs préserve les marges de manœuvre budgétaires nationales ; le contrôle européen des aides d’Etat nous protège d’une concurrence faussée ; la libre circulation garantit l’accès à des ressources stratégiques. Avant que de célébrer en France l’« étrange victoire » que constitue la suspension par nature temporaire de l’application de ces quelques règles emblématiques de l’ordo-libéralisme européen, il serait d’autant plus utile de souligner les vertus d’un retour à la normale qu’il ne manquera pas d’intervenir à moyen terme, pour notre plus grand profit collectif.
Cette Tribune a été publiée dans Le Monde, et vous pouvez également la télécharger en format pdf.