Les travailleurs détachés, le vrai du faux

Ouvriers sur un chantier
Ouvriers sur un chantier via jan buchholtz sur flickr

Le 8 mars 2016, la Commission européenne a mis en chantier une révision des règles sur le détachement de travailleurs au sein de l’Union européenne afin de les adapter aux besoins actuels du marché du travail et de renforcer la protection des travailleurs. Yves Clément, Vice-Président du Mouvement Européen – France, fait le point sur l’évolution du dossier.

Ce texte est extrait des Nouvelles du Mouvement Européen – Provence, suite à une conférence sur les travailleurs détachées réalisée par Yves Clément le 19 décembre 2017. Retrouvez la publication en intégralité est disponible ici.

Les travailleurs détachés, qui sont-ils et qu’est-ce qu’un détachement ?

Un travailleur détaché est un salarié envoyé de façon temporaire par son employeur dans un autre Etat membre pour une prestation de service.On a beaucoup entendu parler, il y a quelques années, du plombier polonais qui viendrait travailler en France, par exemple…

Pourquoi existe-t-il des travailleurs détachés ? Parce que le droit européen a institué la libre circulation des travailleurs et la libre prestation de service au sein du marché commun ; ainsi, un Lituanien ou une Bulgare peuvent aller et venir librement en Espagne ou en France et y travailler, et leur employeur y offrir ses services. Et parce que ces libertés sont fondamentales pour la construction de l’espace économique européen : les détachements contribuent à améliorer l’adéquation entre l’offre et la demande de main-d’œuvre au sein de l’Union, notamment dans les métiers dits “en tension” (c’est-à-dire qui ne sont pas pourvus par les travailleurs du pays où sont les besoins) ; ils ouvrent des opportunités d’emploi aux travailleurs amateurs de mobilité.

On en connait de nombreux exemples : les cueilleurs de fruits et légumes bulgares en Poitou-Charentes, les  salariés polonais ou roumains dans les abattoirs allemands…

Combien de personnes sont concernées ?

On estime qu’environ 2 100 000 personnes sont concernées sur le territoire des 28 Etats membres pour l’année 2016. C‘est beaucoup, mais cela ne représente qu’environ 1 % de la population en âge de travailler, ou encore 0,7 % à 0,9 % du total des emplois de l’UE. Mais, depuis quelques années, on observe aussi une très forte croissance d’une année sur l’autre, de l’ordre de 25 % en 2015 et 2016, et, en 2017 pour la France, une hausse très importante de 46% par rapport à 2016 (Source : Commission nationale de lutte contre le travail illégal). La durée moyenne des détachements est de 103 jours (moins de 4 mois donc) : 33 jours en France ou en Belgique, 230 jours en Estonie, Irlande et Hongrie. Les Etats les plus “exportateurs” de leurs travailleurs sont la Pologne, l’Allemagne et la France, les plus “importateurs” sont l’Allemagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas. Il n’est pas étonnant de trouver dans ces deux catégories la France et l’Allemagne qui sont les deux pays les plus peuplés de l’Union.

En France, toujours en 2016, environ 1 % des travailleurs sont des travailleurs détachés (soit 350 000 travailleurs), en provenance d’abord du Portugal, puis d’Espagne et de Roumanie. Les cinq principales régions d’accueil sont le Grand-Est, Auvergne-Rhône-Alpes, PACA, les Hauts-de-France et l’Ile-de-France. Environ  la moitié d’entre eux viennent de pays frontaliers, de quoi relativiser le rôle du dumping social. Ajoutons qu’en 2016, 300 000 Français étaient détachés dans l’UE, dont 140 000 frontaliers ; et 43 amendes (pour 2,4 millions d’euros) ont été infligées pour des fraudes au travail détaché. Les secteurs concernés par le travail détaché sont l’intérim (22 %), le bâtiment et les travaux publics (18 %), l’industrie (18 % également) et l’agriculture. En Allemagne, ce sont plutôt les secteurs des abattoirs et de l’industrie automobile.

La Directive de 1996, première réglementation européenne sur le détachement

En 1996, l’UE comprenait 15 Etats membres : les 6 Membres fondateurs de 1957, auxquels s’étaient ajoutés le Danemark, l’Irlande et le Royaume Uni en 1973, la Grèce en 1981, l’Espagne et le Portugal en 1986, l’Autriche, la Finlande et la Suède en 1995. Sans oublier la réunification de l’Allemagne en 1990 qui a entraîné l’intégration de l’Allemagne de l’Est.

C’est le champ d’application de la directive 96/71/CEdu 16 décembre 1996 « concernant le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de service ». Les détachements sont autorisés pour une durée maximale de 2 ans ; le travailleur reste affilié au régime de sécurité sociale de son pays d’origine (c’est  là notamment que le chômage est indemnisé et que sont payées les retraites), mais il est soumis à la législation du pays d’accueil pour les conditions de travail et d’emploi, notamment pour le salaire, le temps de travail, la durée des congés ainsi que l’hygiène et la sécurité, sous réserve de normes plus favorables au travailleur que dans le pays d’origine.

La Directive d’application de  2014, une évolution importante

Au fil des années, l’Union de 1996 a fortement évolué avec les élargissements de 2004 (Pologne, République tchèque, Hongrie, Slovaquie, Slovénie, Lettonie, Lituanie, Estonie, Chypre, Malte), de 2007 (Roumanie et Bulgarie), puis de 2013 (Croatie). Une révision de la Directive de 1996 s’avérait indispensable en raison de nombreuses fraudes et dérives contrevenant à l’esprit du texte, particulièrement depuis l’entrée dans l’UE de pays présentant des niveaux de salaire et de prestations sociales nettement au-dessous de la moyenne des 28. Certains se souviennent du projet de “directive Bolkestein” (la directive “Services”) en 2006, de funeste mémoire, qui prévoyait que le salarié détaché serait payé selon le salaire de son pays d’origine. Heureusement, la bronca soulevée à l’époque avait fait échouer ce projet. Le chantier fut poussé en 2013 sous la présidence lituanienne de l’Union, en lien avec la Commission européenne, le Commissaire européen chargé de l’emploi (à l’époque Laszlo Andor, Hongrois), et le Parlement européen. Le combat fut rude, encore  une fois, et ce sont la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, rejointes par la Pologne, qui  “ont fait le boulot”, comme on dit. Au grand dam de certains Etats de l’Est européen, la Hongrie notamment, et, comme souvent, du Royaume-Uni, David Cameron souhaitant remettre en cause la liberté totale de circulation.

Il s’agissait, sans remettre en cause les principes fondamentaux de libre circulation et de libre travail, de supprimer ou limiter la fraude, de corriger le risque avéré de dumping social et de concurrence déloyale (on a longtemps accusé les arrêts de la CJUE de les favoriser), d’aller vers une meilleure protection des travailleurs et une plus grande convergence sociale entre les 28, au bénéfice des travailleurs et des économies des Etats membres. Pour lutter contre la fraude, et particulièrement le travail non déclaré, les 28 sont arrivés à un accord qui impose – dans le domaine du bâtiment uniquement – la responsabilité juridique de toute la chaîne de sous-traitance, de l’employeur final au donneur d’ordre. Et chaque pays a été autorisé à instituer son propre dispositif (avec une France très en pointe sur ce sujet, sous le pilotage deMichel Sapin) pour instaurer un cadre de contrôle efficace. Dans le même temps, les 28 ont amorcé la mise en place d’un corps européen d’inspecteurs du travail ; des formations communes sont en cours. D’autres mesures ont également été adoptées pour éviter la fraude au détachement pratiquée par des sociétés de travail intérimaire ou par des officines agissant à partir de pays tiers.

Ont alors été créés, dans chacun des Etats membres, des bureaux nationaux portant à la connaissance de tous les conditions de travail et d’emploi, les règlementations nationales et régionales en vigueur, et expliquant la procédure à suivre pour porter plainte, le cas échéant, dans l’Etat du détachement.

Finalement, la directive 2014/67/UE du 15 mai 2014 “relative à l’exécution de la directive 96/71/CE et modifiant le règlement (UE) n° 1024/2012 concernant la coopération administrative”a été adoptée par le Parlement Européen le 16/04/2014 et par le Conseil de Ministres le 13/05/2014 (ont voté contre le Royaume-Uni, la Hongrie, la République tchèque, la Lettonie, l’Estonie, la Slovaquie et Malte). La date limite de transposition dans la législation des Etats membres a été fixée au 18/06/2016.

3èmeround, à partir de 2017

La présentation d’un “paquet”relatif à la mobilité des travailleurs, annoncée dans le programme de travail de la  Commission pour l’année 2015, est intervenue en début d’année 2016 sous la forme d’une proposition de révision ciblée de la directive de 1996 visant à concilier la liberté de prestation de service et une meilleure protection des droits des travailleurs, tout en faisant face au risque persistant de concurrence déloyale (proposition COM(2016) 128 final du 8 mars 2016).

Les propositions de la Commission ont donné lieu à de nombreuses critiques, au sein du Conseil comme au Parlement européen et de la part de certains Parlements nationaux, mettant en cause l’opportunité de la révision ou les modifications elles-mêmes. Des propositions de compromis ont été présentées au Conseil en mars 2017, en mai, et à nouveau en août suite au durcissement des positions françaises après l’élection d’Emmanuel Macron.

Les ministres des Affaires sociales ont finalement trouvé un accord le 23 octobre, sous la présidence estonienne.

La Pologne, la Hongrie, la Lettonie et la Lituanie ont voté contre, le Royaume-Uni, l’Irlande et la Croatie se sont abstenus. A également été adoptée une orientation générale pour la coordination des systèmes de sécurité sociale. Et dans le même temps la Commission annonçait son souhait de proposer en 2018 la création d’une Autorité européenne du Travail.

Et depuis, place au trilogue…

A ce stade, les positions du Conseil et du Parlement européen restaient divergentes sur plusieurs points : incorporation ou non du transport routier, délai d’application de la Directive, extension de sa base juridique (actuellement les articles 53 et 62 du TFUE) aux droits sociaux (articles 151 et 153 relatifs à la politique sociale de l’UE)… S’est donc alors ouverte une période de trilogue, négociation en principe finale entre les trois institutions de l’Union, Conseil de Ministres, Parlement européen et Commission européenne.

Une négociation d’autant plus complexe que lui sont liées de nombreuses questions en suspens, questions dont certaines restent brûlantes comme la sécurité sociale européenne, les fonds de retraite, la fiscalité… et, bien sûr, le SMIC européen. Le “Sommet social pour des emplois et une croissance équitable” du 17 novembre 2017 à Göteborg, sous l’égide de la Suède, peut être considéré comme prometteur car il a posé un certain nombre de bases de manière pluripartite (Etats membres / Institutions européennes / Partenaires sociaux…), ce qui n’était pas arrivé depuis 20 ans.