Les européens #1 – La mythique Europê

Premier épisode de la série consacrée aux « Européens » : nous dressons un portrait de la princesse Europê à travers les siècles, figure mythique à l’origine du nom de notre continent.

Le mythe

La mortelle Europê serait la fille d’Agénor et de Téléphassa, et la petite-fille de Libye et de Poséidon. Un jour qu’elle repose sur la plage de Sidon ou de Tyr dont son père est roi (villes qui se situent aujourd’hui au Liban), Zeus, séduit, se métamorphose en un beau taureau ; l’animal semble si doux que la jeune fille s’en approche, monte sur son dos… et la voilà ravie ! Zeus mène la jeune fille en Crète ; de leur union naissent trois fils, Minos, Sarpédon et Rhadamante. Pendant ce temps, les frères d’Europe partent à sa recherche. S’ils échouent tous dans leur entreprise, leurs périples donnent lieu à diverses colonisations ou fondations de cités, ainsi qu’à l’instauration de cultes nouveaux.

D’autres Europê en Grèce antique

On trouve trace chez Hésiode dans la Théogonie (V, 357) ou chez Pindare (Pythiques, IV, 44) la trace d’une Europe déesse de la mer, fille de Thétys et Océan, sœur d’Asie, épouse de Poséidon dans certains cas. Parmi d’autres candidates à l’éponymie du continent, citons l’égyptienne Europê, fille de Nil, mariée à Danaos à qui elle donna plusieurs filles, de quatre à cinquante selon les sources (Appolodore, Hippostrate, Phlégon). Le géant Tityos eut aussi une descendante nommée Europe ; le fils qu’elle eut de Poséidon, Euphémos l’Argonaute, devint l’ancêtre des Battiades, rois de Cyrène (en Libye).

Pistes étymologiques

Si l’on s’en tient à la pure étymologie du mot en grec, eurus (« large, profond ») et ôpè (« visage », « regard »), Europê désignerait une jeune fille au large visage (peut-être une personnification de la pleine lune), ou au regard profond.
On s’accorde généralement à présenter la princesse enlevée par Zeus comme ayant donné son nom à notre continent. Il est néanmoins difficile de dire pourquoi l’ensemble politique, culturel, économique et géographique dont nous parlons a pris son nom.

Interprétations

Hérodote ne comprend pas l’étymologie du nom de continent déjà ancré à son époque, et présente le paradoxe inhérent à sa dénomination : la princesse Europe enlevée par Zeus n’était elle-même pas européenne. « Pour l’Europe, de même que nul ne sait si elle est toute entourée d’eau, on est sans lumière sur l’origine de son nom et sur celui qui le lui imposa, à moins de dire que le pays reçut ce nom de la Tyrienne Europé ; elle aurait en ce cas été auparavant anonyme, comme les autres parties du monde. Mais il est certain que cette Europé était originaire d’Asie, et qu’elle ne vint jamais dans ce pays que les Grecs appellent présentement Europe ; elle vint seulement de Phénicie en Crète et de Crète alla en Lycie. En voilà assez là-dessus; car, en cette matière, nous suivrons l’usage consacré. » (Histoires, IV.45, trad. P. Legrand, 1949).

Europe au cours des siècles

L’Europe, depuis sa conceptualisation par les hommes de l’Antiquité grecque, a pris des formes multiples. Les usages du mythe ont été variés. « L‘Europe étant une construction de l’esprit humain à partir d’une réalité géographique, il y a eu, depuis que les hommes y réfléchissent, une immense variété d’Europes. », écrit Jean Monnet (« Préface » in J.-B. Duroselle, L’idée d’Europe dans l’histoire, 1965). Comment la mythique Europê a-t-elle été pensée, perçue et conçue dans l’histoire ?

Europe géographique dans l’Antiquité

Les Grecs se servent de la figure d’Europe pour circonscrire un espace géographique, et définir leur identité. En vivant aux confins de l’Europe (Liban, Crète), la princesse a défini les frontières du continent ; le périple de ses frères d’Europe pour la retrouver semble lui aussi délimiter une aire géographique. Lorsque les Grecs se sentent appartenir à l’Europe, c’est pour se définir en opposition aux ennemis barbares asiatiques (Perses). Hérodote (IVe siècle av. J.-C.) fixe la limite orientale de l’Europe au fleuve Tanaïs (ou Don, aujourd’hui en Russie). Hippocrate (IVe – IIIe siècles av. J.-C.) en donne pour limite à l’ouest la mer Adriatique (qui sépare les côtes grecques des côtes italiennes). Quant à Rome, c’est indubitablement une ville européenne. Appartenir à l’ « Europe » ne revêt alors aucune dimension politique : c’est un terme réservé aux géographes. Ainsi, selon Strabon (Ier siècle av. J.-C.), les Romains embrassent presque toute l’Europe, excepté les Pays scandinaves, les vastes plaines du Nord entre le fond de la Baltique et le Tanaïs/Don, ainsi que la Germanie et l’est du Danube.

Europe christique au Moyen-Âge

Au Moyen-Âge, Europe n’est plus une désignation géographique, mais une métaphore christique. Pierre Besuire en 1340 dans sa réécriture des Métamorphoses d’Ovide écrit qu’Europe est l’âme humaine et le taureau, le Christ. L’histoire d’Europe enlevée par Zeus devient l’image du salut de l’âme passant de la terre au paradis. A cette époque, c’est d’ailleurs la religion chrétienne qui fait office de ciment entre les peuples européens : dès le VIIe siècle, ils se lient contre les envahisseurs arabes. L’union atteint son apogée avec les conquêtes de Charlemagne, dont l’Empire se confond avec celui de l’empire papal (Gaule, Espagne non musulmane, Pays-Bas, Germanie, Italie). Des actions communes telles que les Croisades sont entreprises. Au-delà de cette Europe à figure mariale, le mythe d’origine est évincé par le récit biblique des fils de Noé : Japhet serait le père de l’Europe, ayant hérité de cette partie du territoire (ses frères Sem et Cham ont, eux, reçu l’Asie et l’Afrique en partage).

Dame Europe à la Renaissance

Avec la Renaissance vient le temps de la synthèse des deux sources d’Europe : « Europe-lieu » et « Europe-femme ». En témoigne la carte allégorique de la Cosmographie universelle de 1554, « Dame Europe ».

Sébastien Münster, « Dame Europe », Cosmographie universelle, Bâle, 1544.

Est représentée une diversité de pays, où prédomine le pouvoir spirituel (Espagne, Italie, Sicile) ou temporel (du Danemark à Ecosse). Sur les parties clef du corps de la femme se trouvent des puissances de l’époque : Gaule sur la poitrine, Germanie sur le ventre, nombril circonscrit par la Bohême… Sa robe va de la Hongrie à la Grèce, de la Pologne à la Bulgarie, de la Lituanie à la Scythie. Ces nations diverses restent unies jusqu’au XIXe siècle dans un « équilibre européen », parfois ébranlé par des tentatives d’hégémonie (des Habsbourg, de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne).

Dame Europe conquérante au XIXe siècle

En 1868, L’Enlèvement d’Europe de Gustave Moreau présente une Europe conquérante, guidant presque le taureau, qui suit docilement les ordres de sa maîtresse. A l’époque des colonisations européennes, Europe étend son territoire.

Gustave Moreau, L’Enlèvement d’Europe, 1868, Paris, musée Gustave Moreau.

Dame Europe vaincue

L’Enlèvement d’Europe peint par Max Beckmann en 1933 présente un taureau agressif, image bestiale du nazisme, violentant une jeune femme éplorée, Europe déchirée.

Max Beckmann, L’Enlèvement d’Europe, 1933, Berlin, coll. part.

1999 : une Europe unie, par consentement mutuel

La pièce grecque de deux euros et les nouveaux billets de la série « Europe » (entrés en circulation entre 2013 et le 28 mai 2019) sur lesquels figurent la figure mythique, témoignent aujourd’hui de cette union enfin réalisée entre les pays européens. Aujourd’hui, 23 pays ou principautés font partie de la zone euro. L’Union est aussi commerciale, culturelle, juridique etc., et l’Union européenne compte 28 Etats membres.

pièce grecque de deux euros

billet de 20 euros (détail), série « Europe » entrée sur le marché en 2015

Bibliographie
P. Dethurens, « Europe, lieu-fantasme. Le mythe d’Europe dans l’histoire de l’art. », in S. Ghervas, F. Rosset (dir.), Lieux d’Europe, Paris, 2005.
J.-B. Duroselle, L’idée d’Europe dans l’histoire, Paris, 1965.