France/Pays Bas : un « non » peut en cacher un autre !

La vive opposition entre Paris et La Haye autour du plan de relance européen qu’appelle la crise du COVID-19 intervient 15 ans après que les peuples français et néerlandais ont rejeté le Traité constitutionnel les 29 mai et 1er juin 2005. Cette discordance incite à mieux distinguer la nature des euroscepticismes qui taraudent ces deux pays et plus largement notre continent, dans le souci de favoriser les convergences dont l’Union européenne a besoin en ces temps difficiles.

Comme l’ont souligné les études post-scrutin, les « non » français et néerlandais du printemps 2005 avaient des points communs, au-delà du fait qu’ils exprimaient avant tout un vote de défiance vis-à-vis des autorités nationales de l’époque.

Émanant de deux pays fondateurs de « l’Europe des 6 », ces votes ont ainsi traduit le rejet d’une adhésion de la Turquie à l’UE, ainsi que le regret du « grand élargissement » de 2004 aux pays d’Europe centrale et orientale. Ils ont été suivis d’effets sur le premier point – l’adhésion à l’UE de la Turquie d’Erdogan n’est plus du tout à l’ordre du jour. Et ils ont depuis lors nourri les réticences franco-néerlandaises vis-à-vis des négociations d’adhésion avec les pays des Balkans occidentaux, exprimées encore récemment par Emmanuel Macron et Marc Rutte. Aux Pays-Bas, cette défiance vis-à-vis de tout nouvel élargissement a même motivé le rejet référendaire de l’accord d’association UE-Ukraine en 2016, suite auquel il a dû être précisé qu’une association n’était en rien synonyme d’adhésion programmée à l’UE.

Les votes négatifs du printemps 2005 traduisaient aussi pour partie le rejet d’une mondialisation perçue comme trop déstabilisante, à la fois en matière migratoire et en matière économique. Un document conjoint récemment diffusé par les deux gouvernements fait écho à ce malaise économique, en prenant position en faveur d’un commerce international davantage soumis à des normes sociales et environnementales d’inspiration européenne.

Les réticences franco-néerlandaises vis-à-vis de l’élargissement de l’UE et de la mondialisation commerciale ne doivent pas occulter des divergences politiques notables en matière diplomatique et sociale : après avoir nourri deux « non » très différents en 2005, ces divergences éclairent l’opposition d’aujourd’hui.

A la différence du « non » néerlandais, le « non » français était surtout un non « anti-libéral », rejetant la « concurrence libre et non faussée » et porteur d’une forte demande d’harmonisation européenne en matière sociale et fiscale : il a notamment ciblé Frits Bolkestein, Commissaire néerlandais chargé du marché intérieur, alors promoteur d’une directive de libéralisation du secteur des services. 

Le « non » français traduisait aussi pour partie le rejet d’une Europe jugée « trop américaine », deux ans après la 2ème guerre d’Irak. Alors que la France s’y était opposée de manière spectaculaire, les Pays-Bas avaient eux participé à l’intervention militaire ayant renversé Saddam Hussein. C’est plutôt leur atlantisme qui a conduit les Néerlandais à rejeter une « Constitution » visant à renforcer « l’Europe puissance », notamment en désignant symboliquement un Ministre européen des Affaires étrangères.

15 ans plus tard, les Français et leurs dirigeants semblent toujours désireux de faire progresser l’Europe solidaire et l’Europe puissance, sous l’impulsion d’Emmanuel Macron. Et les Néerlandais semblent demeurer plutôt sceptiques sur deux registres, comme leurs dirigeants l’ont manifesté en prenant la tête une « nouvelle ligue hanséatique » regroupant 8 pays nordiques notamment opposés à la création d’un budget de la zone euro.

Dans ce contexte, le projet d’émission de dettes communes visant à transférer des dizaines de milliards d’euros vers des pays européens en difficulté ne pouvait que cristalliser l’opposition entre la France et les Pays-Bas : il représenterait un mouvement à la fois social et politique largement salué dans notre pays, mais soutenu par une minorité des Néerlandais.

Afin de favoriser le rapprochement entre nos deux pays, sans doute serait-il dès lors salutaire de rappeler que les Pays-Bas ne sont pas si « radins » qu’on le dit : le budget communautaire les conduit chaque année à transférer vers les autres pays de l’UE davantage d’argent que la France en proportion de leur richesse nationale – ce que les reproches légitimes qu’ils encourent sur leur absence de coopération fiscale ne sauraient occulter.

Il serait également utile de ne pas écarter comme par réflexe les appels néerlandais à plus de sérieux budgétaire et de réformes structurelles dans des pays comme l’Italie, l’Espagne, mais aussi la France, qui reposent sur des faits plus que sur des stéréotypes : il s’agirait plutôt de les entendre afin de leur donner de meilleures garanties politiques sur l’usage des fonds européens, qu’ils émanent du budget de l’UE ou d’une dette commune. 

Sans doute serait-il enfin salutaire de ne pas en rajouter sur le caractère « révolutionnaire » du plan de relance en préparation, d’autant qu’il ne fait que mobiliser deux outils communautaires déjà utilisés, fut-ce en les combinant. Ce n’est en effet ni la 1ère fois que la Commission émettra une dette commune, ni la 1ère fois que des aides destinées aux pays de l’UE en difficulté seront financées par les pays les plus riches. Ce serait « seulement » la 1ère fois que la Commission serait autorisée à « emprunter pour transférer », afin de faire face à une crise exceptionnelle, de manière temporaire (sans doute 3 ans), et à des hauteurs financières assez limitées – 500 milliards d’euros sur trois ans équivalant à un budget communautaire supplémentaire de 1% du PIB entre 2021 et 2023.

Au final, les tensions franco-néerlandaises actuelles nous rappellent que les « non » français et néerlandais du printemps 2005 traduisaient des motivations de nature diverse, mais aussi qu’il faut mieux distinguer le « non de transformation » français du « non de status quo » néerlandais, plutôt que d’en rester à l’opposition supposée entre l’UE et ses peuples. Elles soulignent surtout que « construire l’Europe » présuppose un minimum de compréhension et de respect mutuels entre ses pays et ses peuples, dont chacun est porteur d’aspirations légitimes : elle ne saurait progresser sur le déni des démocraties voisines, fussent-elles porteuses de visions et de choix différents, sur la base desquels il s’agit de forger patiemment des compromis utiles à tous.

Par Yves Bertoncini, Président du Mouvement européen-France.

Cette tribune a été publiée dans La Croix, et est également disponible en version pdf